Autonome s’intéresse aux parcours de nos freelances. On retrace ici leur chemin de vie dans un entretien intime et décousu, où nos membres abordent avec simplicité leurs activités, leurs passions et les hasards qui les ont menés, peut-être, à travailler en solo dans l’archipel.

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De formation tuyautier, Matthieu Garnier réside au Japon depuis plus de 20 ans. Matthieu représente la marque familiale des orgues Garnier et nous raconte son parcours d’entrepreneur autonome depuis son arrivée au Japon.

1. Peux-tu nous parler rapidement de tes activités et nous indiquer depuis combien de temps tu es établi au Japon ?

Je suis arrivé au Japon en 1999 officiellement avec un visa « skill labor » et plus officieusement en 1998, lors d’un premier voyage avec mon père pour faire le montage d’un instrument dans une région du nord du Japon (Morioka). Je suis resté sur place sur plusieurs périodes puisque tous les trois mois, j’allais faire renouveler mon visa de touriste en Corée pendant 1 jour.

Mes activités sont celles rattachées au métier de facteur d’orgues – c’est-à-dire que je conçois et fabrique des orgues –, que l’on nomme aussi plus communément la manufacture d’orgues avec une prédominance d’orgues d’église, de concert ou privés.

2Que faisais-tu avant de venir au Japon?

Avant de venir au Japon, j’exerçais déjà le même métier.

3. Peux-tu nous parler de ton parcours académique et de ta formation ?

J’ai commencé ce métier à l’âge de 14 ou 15 ans. J’étais en fin de troisième ; je suis parti ensuite faire un apprentissage chez les Compagnons du devoir, école spécialisée en chaudronnerie. Cela ne m’a pas vraiment plu et je suis revenu dans le système classique scolaire où j’ai fait un BEP électrotechnique ce qui ne m’a toujours pas plu. C’est alors que j’ai décidé de m’orienter vers un métier d’art avec le métier de tuyautier d’orgues qui est en lui-même affilié à la facture d’orgues. Mais il s’agit surtout d’un métier à part, ce qui fait de moi un tuyautier d’orgues de formation. J’ai d’abord été formé en France pendant trois ans, ensuite aux États-Unis pendant deux ans et demi. Puis je suis rentré en France en 1998 et sur la proposition de mon père – puisqu’il m’a offert la possibilité de venir l’assister à monter un instrument au Japon –, je me suis retrouvé au Japon la première fois.

4. Existe-t-il une différence de formation et d’apprentissage dans le métier de tuyautier en France et dans le reste du monde ?

Pas vraiment, je dirais. Le métier est assez connu mais en même temps nous ne sommes pas forcément des milliers à exercer ce métier (et encore moins des millions). Mon maître d’apprentissage aux États-Unis était un Anglais, lequel avait appris en Angleterre avec un maître venant d’Allemagne, lequel maître était un ami proche de mon maître d’apprentissage en France. C’est en soi un monde assez petit où tout le monde ou presque se connaît.

5. Considérant la rareté de cette profession, combien de temps a duré cette formation et surtout en combien de temps devient-on tuyautier puis facteur d’orgues ?

Étant donné qu’il s’agit d’un métier manuel et surtout un métier d’art, il existe une formation de base en France dispensée par une école de facteur d’orgues débouchant sur un diplôme CAP, formation qui dure trois ans en apprentissage. Cette école avait d’ailleurs été créée avec mon père il y a une trentaine d’années. Cette école dispense une formation de base de type CAP, reconnue par le ministère de l’Éducation nationale. Elle alterne sept semaines en atelier, deux semaines en cours avec des cours à la fois généraux et techniques sur l’apprentissage du métier.

Pour devenir un facteur d’orgues expérimenté, je dirais qu’il faut des années d’expérience. J’estime qu’il faut un peu plus de dix ans pour pouvoir appréhender le métier de facteur d’orgues dans son intégralité, l’avoir au bout des doigts, en somme !

6. Qu’est-ce qui t’a amené à devenir facteur d’orgues ? D’où t’est venue cette vocation ?

Je suis la deuxième génération familiale de facteur d’orgues de par mon père. Je dirais que cela s’est fait assez naturellement ; cependant comme chez tout adolescent de 13 ou 14 ans, ses parents, on n’en veut plus (rires) et on ne veut surtout pas faire la même chose qu’eux. Personnellement, je n’étais pas foncièrement attiré par le travail du bois, et la manufacture d’orgues c’est essentiellement le travail du bois. Toutefois je voulais faire un travail manuel et il s’avérait que j’étais très attiré par le métal, ce qui m’a donc amené à m’orienter vers la chaudronnerie chez les Compagnons du devoir. C’est encore bien plus compliqué que la menuiserie. Les critères d’admissibilité étaient très stricts : par exemple il fallait résider à plus de 200 kilomètres du foyer familial, ne pas rentrer toutes les semaines – à savoir une fois par mois maximum –, nous étions logés à deux dans des chambres, avec un supérieur bien plus âgé qui ronflait comme un ours (rires). Pléthore de règles donc, qui ne faisaient certainement pas bon ménage avec le monde de l’adolescence, ce qui fait que je n’ai pas été au bout de la période d’apprentissage du métier de chaudronnier.

Toutefois, lors de mon retour au foyer familial, j’ai toujours manifesté le désir de continuer mon apprentissage des métiers manuels tout en restant dans le domaine de la création. Après une concertation avec mon père, il me suggéra donc d’aller me former dans le métier de la tuyauterie. J’ai décidé de partir faire un stage d’une semaine en Allemagne chez mon premier maître d’apprentissage tuyautier. Une semaine plus tard, je revenais chez moi tout fier, muni d’une dizaine de petits tuyaux, pensant alors avoir produit les plus beaux tuyaux du monde. Avec le recul, je me rends compte à quel point ces tuyaux étaient de mauvaise facture (rires) ! Mais que voulez-vous, c’était véritablement ma première création et elle sortait des mains d’un adolescent de 13 ans. Il y avait véritablement quelque chose de magique !

7. Avec le recul des années et fort de ton expérience de transmission intergénérationnelle, que pourrais-tu dire sur la spécificité et la singularité de ce métier ?

Je pourrais certainement développer pendant des heures. Dans le métier, on estime qu’il s’agit d’un très vieux métier qui pourrait malheureusement être amené à disparaître. Mais je dirais surtout que beaucoup ignorent que l’orgue est un des plus vieux instruments du monde avec plus de deux mille ans d’existence. On a retrouvé des reliques en Grèce antique (datant de 232 av. J.-C.), ce qui signifie qu’il s’agit là d’un instrument faisant partie intégrante de l’espèce humaine, si je puis dire. Bien sûr, ces orgues sont la plupart du temps intégrés à l’Église, mais disons qu’au début cet instrument n’avait pas grand-chose à voir avec l’Église.

L’autre chose que je pourrais rajouter, c’est que c’est un instrument tellement complet qu’on n’a jamais véritablement fini d’apprendre, puisqu’il incorpore le travail du bois, du métal, de la peau, de la conception-design, de la sonorité, de l’acoustique, du dessin technique, de la mise en son. Puis viennent les récitals, l’entretien, c’est-à-dire au final tout ce qui est nécessaire pour faire vivre l’instrument. Et un aspect majeur de cela est que l’on doit travailler chaque domaine en profondeur, ce qui donne un apprentissage constant et innovant.

Et selon moi, c’est sans doute l’un des seuls instruments dits classiques qui s’adapte à toutes les époques mais aussi à toutes les cultures. Rendez-vous compte : nous sommes au Japon, dans un pays comptant moins de 1 % de chrétiens mais qui fait partie des pays comptant le plus grand nombre d’orgues dans des salles de concerts diverses et variées au niveau mondial. Chose atypique puisqu’un orgue n’est généralement pas conçu pour une acoustique de salle de concert moderne et qu’il s’agit de surcroît d’une musique écrite à 90 % pour et à partir des écrits bibliques (que ce soit la musique de Bach, de bal de compagnie ou encore de celle des rois). Instrument donc très adapté et très adaptable ! Il ne s’éteindra jamais, selon moi. Il y a quelque chose de l’ordre du sixième sens avec cet instrument, la musique comme langage universel : un Japonais ne comprenant que le japonais, un Italien ne sachant parler qu’italien et ne comprenant pas le turc pourront s’asseoir et écouter une même pièce et ressentir ainsi les mêmes sensations, sans aucun besoin de communiquer autrement que par l’écoute et la réceptivité des sens.

8. Comment expliques-tu l’engouement local pour les orgues d’église ? D’où viennent, selon toi cet intérêt et cette curiosité ?

Comme abordé précédemment, l’originalité majeure pour moi est de se retrouver dans un pays non chrétien vouant un culte quasi religieux à l’orgue de manière générale. Il ne devrait quasiment pas exister, si l’on devait rester logique. Mais fort de mes vingt ans d’expérience ici au Japon, je dirais qu’un grand nombre de Japonais sont friands de culture européenne. Surtout ce qui se rattache à l’art et à la musique classique. À ma connaissance, il existe entre 700 et 800 orchestres professionnels ou semi-professionnels répartis sur tout le territoire et c’est très certainement le seul pays où il m’a été donné de voir 1 800 personnes venant assister à un concert d’orgue un jeudi en semaine en pleine pause déjeuner !

9. Comment es-tu parvenu à t’installer au Japon et à développer progressivement ton activité ?

Au début de mon installation au Japon, mon père avait une associée japonaise qui était aussi organiste. Je ne parlais, ni ne lisais, ni n’écrivais le japonais à cette époque ; j’avais tout juste 20 ans. Et donc ma première raison d’être ici était essentiellement d’ordre technique, j’étais venu pour entretenir quelques instruments ou les accorder. Tout le côté administratif et gestionnaire (courriels, prises de contact, facturations, etc.) était géré par cette associée japonaise pendant la phase d’implémentation. Au départ, mon entreprise était essentiellement vouée à l’entretien des instruments de la marque Garnier sur place. Je n’avais pas pour objectif premier de rester au Japon et d’y développer l’activité. Entre-temps, mon frère est également arrivé ici et c’est donc de fil en aiguille que nous avons commencé à créer un atelier de fabrication à part entière. Notre idée première, à mon père et moi, était de confier cette petite filiale implantée au Japon à un futur facteur d’orgues japonais formé par mon père en France. L’ironie du sort a fait que cette personne a par la suite décidé de rester et de s’implanter en France, tandis que je décidais alors de prolonger mon séjour au Japon. La transition entre l’activité d’entretien des orgues et la phase de fabrication locale propre a duré environ dix ans.

Mes frères étant également dans le métier de facteur d’orgues, ils sont venus plusieurs fois au Japon pour s’occuper de projets de fabrication d’orgues, forts d’une demande locale soutenue. Toute l’activité de production au Japon a suivi l’évolution de la demande locale. Tout s’est fait au fur et à mesure si je puis dire, nous n’avions pas vraiment de contacts ni de demandes spécifiques émanant du Japon lors des débuts de l’entreprise familiale en 1972, période durant laquelle la plupart des projets de fabrication étaient essentiellement axés sur le marché européen.

C’est en 1984 que mon père a construit le premier orgue Garnier au Japon, plus précisément à l’université de Kobe, une université de filles, dont le directeur était un amoureux de la musique baroque classique française, ce qui est véritablement une niche dans le milieu. C’est précisément à cette période que mon père avait commencé à réhabiliter les anciennes techniques de fabrication d’orgues (période un peu fourre-tout connue sous le nom de « néobaroque » où se mélangeaient l’électrique et l’électronique), notamment en essayant de retrouver les anciennes techniques de sonorité et de mise en son. Ce fameux directeur, passionné de musique baroque classique française, s’était rendu en France à la recherche d’artisans facteurs d’orgues et il est tombé sur mon père un peu par hasard : le courant est passé dès la première rencontre et c’est comme cela que mon père s’est rendu au Japon la première fois afin de concevoir la première fabrication des orgues Garnier au Japon, dans l’enceinte de l’université de Kobe. Après la visite du lieu, mon père avait alors prévenu le fameux directeur qu’un tel orgue nécessiterait une acoustique particulière que l’on retrouve au sein des églises européennes, ce à quoi le directeur avait rétorqué : « Eh bien, dans ce cas, construisons aussi une église ! ». Quelques temps plus tard, le directeur en question envoyait quelques architectes japonais en France en mission de reconnaissance afin de prendre les mesures de quelques églises suggérées par mon père et de retour au Japon, ils se sont mis à construire une église inspirée de celles qu’ils avaient étudiées avec une acoustique similaire ! Au final, l’église tout entière a été construite autour de l’orgue (cf. Kobe Shoin Women’s University) et cette nouvelle église possède encore aujourd’hui l’une des meilleures acoustiques au Japon. C’est d’ailleurs là-bas que répète un des plus grands orchestres de musique baroque du monde, le Bach Collegium Japan, dont le chef d’orchestre Masaki Suzuki – lequel est aussi un ami de la famille – est parvenu à enregistrer l’intégrale des 430 cantates de J.S. Bach pendant près de vingt ans au sein de cette églisei et qui est désormais connu mondialement.

10. Quelles ont été les principales difficultés pour développer ton activité au Japon ?

D’un point de vue culturel, le fameux tatemae japonais qui ne facilite pas toujours la communication, là où l’on préférerait obtenir des réponses simples à des questions simples (entre autres). Et cet aspect culturel est encore créateur d’incompréhensions de-ci de-là et ce, même après tant d’années. À l’inverse, cela peut amener des situations compliquées qui
ne devraient pas foncièrement l’être. Le deuxième point serait davantage lié à la notion de confiance : j’ai un petit proverbe que je trouve assez réaliste qui dit que quand on vient au Japon, il est facile d’y entrer, mais très difficile d’y rester. Si vous faites une mauvaise opération, on ne vous le dira pas directement, mais on ne vous rappellera pas non plus, ce qui implique une compréhension des codes de communication pas toujours facile à maîtriser même après tant d’années

11. En plus de la construction d’orgues, exerces-tu d’autres activités liées au domaine de la musique telles que la formation, l’organisation de séminaires et la mise en place de partenariats divers ?

Oui, en plus de la fabrique d’orgues, je gère également une école d’orgues. J’ai également un studio de répétition dans lequel on peut venir travailler l’instrument. Trois professeurs y exercent et enseignent l’orgue à une quarantaine d’étudiants actuellement, puisqu’il est généralement difficile de pouvoir jouer d’un orgue en dehors d’une école ou d’un studio spécialisé. En plus de cela, j’ai également une activité axée autour du bois et du métal :  l’enseigne s’appelle Garnier Artisan. Je conçois et produis des objets sur mesure alliant bois et métal en rajoutant ma touche personnelle, influencé par ma formation de tuyautier (et à des prix tout à fait raisonnables !).

12. D’où viennent la plupart des matériaux utilisés pour la construction des orgues ?

Les peaux viennent d’Europe, ainsi que les tuyaux. Le bois utilisé vient du Japon, je dirais que 40 % des composants viennent d’ici.

13. Pourrais-tu nous parler du projet dont tu es le plus fier et qui a marqué l’histoire des orgues Garnier au Japon?

Je dirais qu’il y a bien entendu l’orgue du théâtre métropolitain de Tokyo situé à Ikebukuro (N.D.L.R : l’entretien a été réalisé dans son enceinte), un projet de longue date (dont la construction a été achevée en 1991). Sa taille est de 15 mètres de haut ; je dirais que c’est un des projets familiaux les plus marquants.

Cet orgue est unique dans sa conception puisque c’est le seul orgue au monde qui permet de faire entendre 500 ans de sonorité d’orgue dans un seul instrument : à l’époque, chaque artiste classique composait sur des orgues qui différaient un peu dans leurs conceptions suivant les pays, les régions et les époques. Par exemple, une certaine configuration de l’instrument permet de retranscrire la sonorité de la musique française de la cour de l’époque de Versailles, on retourne l’instrument et on se retrouve avec une sonorité du 16e siècle et un diapason différent. Vous n’en trouverez pas ailleurs des comme ça ! (rires)

14. En quoi selon toi le métier de tuyautier-facteur d’orgues au Japon diffère de celui exercé en France ? Les contraintes sont-elles les mêmes ?

Je dirais qu’il diffère peu de manière générale, puisqu’il s’agit avant tout d’un métier manuel. Le métier de facteur d’orgues diffère très certainement selon les enseignes et les techniques de conception héritées d’époques différentes. En revanche pour ce qui concerne les orgues Garnier, nous opérons exactement de la même manière au Japon, en France ou en Russie.

15. Quel impact a eu la pandémie sur l’activité de l’entreprise ? Est-ce que les choses semblent revenir à la normale peu à peu ?

Les choses reviennent tout doucement à la normale. Avant la pandémie, je m’occupais de la partie technique (accordages, réglages…) d’environ 230 évènements par an (concerts, chorales amateurs, examens d’université et autres évènements tout confondus), soit 3 à 4 concerts par semaine, pour me retrouver sans aucun événement depuis le début de la pandémie. Depuis le début de 2022, nous en sommes à 30 évènements, ce qui est bien en deçà de ce que nous proposons habituellement. L’impact est donc très fort.

16. Peux-tu enfin nous parler de l’idée d’ouvrir un bar bistrot FUGA dans le quartier de Kagurazaka à Iidabashi ? Peux-tu nous parler de ce nouveau projet ?

Ce projet fait suite à l’impact qu’a eu la pandémie sur tout l’aspect musique et évènementiel, à cause de la distanciation sociale. L’idée était donc, avec mes 3 autres collaborateurs, de créer un lieu ludique (et bucolique) afin de retisser du lien social et de remettre en vie la musique d’orgues dans un endroit convivial et ouvert. C’est ouvert à tout type de musicien de formation classique souhaitant venir y jouer, mais aussi à des élèves de musique classique ou traditionnelle souhaitant faire entendre leurs compositions. Nous allons créer un format avec deux évènements par semaine. Faire autre chose qu’un simple bar était un peu notre leitmotiv, un peu comme les fameux tremplins des quartiers populaires (cabarets) de Paris dans les années 60. Chacun est libre d’amener son instrument (que ce soit un flûtiste baroque, un violoncelliste baroque ou une viole de gambe) afin de le faire découvrir à une audience éclectique, non pas dans une ambiance « café » qui s’y prêterait assez mal, mais plutôt dans un endroit où l’on sert du vin (mais pas que). Le nom Fuga est dérivé de l’écriture kanji qui veut dire littéralement « le son dans l’air, dans le vent » et la « fugue » qui est une figure de style de musique qui correspond à la répétition d’un thème rejoué plusieurs fois.


L’enregistrement des cantates a été achevé en 2022.