Judith Cotelle, graphiste à Hiroshima

Autonome s’intéresse aux parcours de nos freelances. On retrace ici leur chemin de vie dans un entretien intime et décousu, où nos membres abordent avec simplicité leurs activités, leurs passions, et les hasards qui les ont menés, peut-être, à travailler en solo sur l’archipel.

C’est à Hiroshima que Judith Cotelle a posé ses valises il y a 14 ans de cela. Si rien ne prédestinait son amour pour la ville au dôme, cette bonne vivante y exerce aujourd’hui le métier de graphiste en indépendance. De ses débuts en entreprise japonaise, en passant par son blog sur le Japon, Judith revient pour FFJ sur son parcours de freelancer.
  1. Peux-tu nous expliquer rapidement tes activités et depuis quand travailles-tu au Japon ?

Je suis au Japon depuis 14 ans, mais je ne suis graphiste en freelance que depuis 2 ans. Je suis spécialisée dans le print (impression), essentiellement le packaging, la création d’identité visuelle et le design éditorial. Avant cela, j’ai travaillé pour la promotion de l’île de Miyajima pour laquelle je faisais pas mal de graphisme. J’ai notamment créé leur site multilingue, réalisé des brochures, puis j’ai exercé 6 ans dans une agence de communication à Hiroshima

2. As-tu fait des études en lien avec le graphisme ?

J’ai fait un bac L avec option arts plastiques, puis je me suis dirigée vers les sciences du langage. C’était passionnant ! Notamment une matière qui continue de me servir aujourd’hui, la sémiologie (la science des signes), où on avait entre autre étudié et décodé des images publicitaires.

Après ma licence, j’ai arrêté pour me diriger vers le graphisme. C’était surtout des petites formations, sur le print au départ, puis sur le web. Donc on peut dire que je me suis plutôt formée sur le tas, en travaillant dans différentes agences. Par exemple, dans la dernière agence où j’ai travaillé, j’étais très autonome. Je devais tout faire de A à Z. Il n’y avait pas de directeur artistique pour me dire quoi faire, donc je devais traiter directement avec le client. C’était très formateur !

3. Pourquoi avoir choisi le print en particulier ?

Je pense que le fait d’avoir un objet qu’on peut tenir entre les mains, quelque chose qui est un peu moins éphémère que le web, a joué.

Le web, c’est aussi plus technique selon moi, alors que le print c’est plus artistique. Avant de faire du graphisme, je peignais beaucoup et j’aimais dessiner, donc le print me parlait plus.

4. Et pourquoi le Japon ?

Je suis un peu arrivée au Japon par hasard. Encore deux ans avant de partir, ce n’était pas un pays qui m’attirait beaucoup. Cela dit, j’ai rencontré quelqu’un qui s’y intéressait, et qui était allé plusieurs fois à Hiroshima où il avait de bons amis. J’y suis allée avec lui l’année suivante, et j’ai eu un gros coup de coeur ! J’y ai rencontré des personnes super sympas, puis j’ai commencé à réfléchir à un moyen d’y retourner plus longtemps. C’est là que j’ai entendu parler du Working Holiday Visa (PVT), et que je suis partie vivre au Japon.

5. Avant le PVT, tu avais appris un peu le Japonais ?

Pas vraiment. J’y suis allée la première fois en 2006, et je m’y suis installée en 2007. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de blogs ou de sites sur le Japon. J’avais réussi à trouver des infos sur des forums, mais honnêtement, je ne connaissais pas grand-chose (rires). Donc j’ai profité de cette année-là pour découvrir le pays, rencontrer des gens, et apprendre un peu le Japonais.

6. Après ton PVT, as-tu pu trouver un job tout de suite ?

J’ai trouvé une petite école de langue qui a pu m’embaucher pour quelques heures de cours par semaine, tout en continuant jusqu’en 2011 à travailler à distance pour une agence web en France et pour quelques autres clients principalement situés sur l’hexagone. Ensuite, j’ai commencé à travailler pour l’île de Miyajima. Puis en 2013, j’ai été embauchée dans cette agence de graphisme où je suis restée jusqu’à fin 2018.

Quartier Ekinishi d’Hiroshima (Photo: Judith Cotelle, date inconnue)

7. Pourquoi as-tu choisi de te mettre à ton compte finalement ?

En réalité, j’y pensais depuis un moment lorsque je travaillais encore dans l’agence de graphisme. Comme le directeur voulait aussi travailler seul, il nous avait prévenus qu’il voulait fermer. J’ai donc eu le temps de m’y préparer. Entre le moment où il nous a annoncé ça et celui où j’ai quitté l’entreprise, j’ai eu le temps de faire ma demande de visa permanent, de préparer mon site, et de réfléchir à mon processus de travail avec les clients. De penser aux tarifs, de préparer mes modèles de factures, de devis, ce genre de choses.

8. Quel genre de clients avais-tu à l’époque ?

On travaillait avec toutes sortes de clients. Moi, je travaillais beaucoup avec Oliver Rich, une marque d’huiles aromatiques pour laquelle je faisais du packaging. J’avais aussi pas mal de projets avec GetHiroshima, une entreprise anglaise dans le secteur du tourisme inbound (tourisme à destination d’une clientèle étrangère) qui publiait un magazine gratuit trimestriel s’adressant aux voyageurs visitant Hiroshima et à la communauté étrangère locale. Je m’occupais notamment de la maquette et du graphisme de ce magazine. On avait également plusieurs autres petits clients pour lesquels je faisais de l’identité visuelle, des choses comme ça. Ce sont ces clients-là (Oliver Rich et GetHiroshima) qui m’ont suivi lorsque je suis passée en freelance.

9. J’ai l’impression que le graphisme est un domaine assez populaire au Japon. Ça n’a pas été trop difficile de t’y implanter en tant que freelance ?

J’avais déjà un réseau grâce à cette entreprise qui m’a permis d’avoir du travail dès le départ.

Après, j’ai réussi à trouver une autre source de clientèle, qui est la communauté française au Japon. Ce sont en général des personnes qui ont des entreprises. Ces personnes-là me connaissaient déjà par les réseaux sociaux et le blog que je tiens, donc ça m’a permis d’avoir des contrats plus ponctuels. La première année, c’était assez simple pour moi au final (rires). Mais à la fin de l’année 2019, ça a commencé à ralentir. Et 2020 a débuté très calmement à cause du coronavirus.

Par exemple, l’entreprise GetHiroshima, qui n’avait que des projets sur le tourisme inbound, n’avait plus rien à me donner. C’est là que j’ai pris conscience que je m’étais peut-être un peu trop reposée sur mes lauriers, et que j’avais besoin de faire plus de promotion, de travailler mon marketing. L’année passée a donc été une grosse remise en question pour moi.

10. Et qu’en as-tu tiré du coup ?

Cette année, j’ai eu envie de tout remettre à plat. C’est pourquoi, je me suis inscrite à un programme d’accompagnement en positionnement. C’est en ligne, en français, et ça dure au minimum 6 mois. Le but est de refaire un positionnement qui soit plus en adéquation avec qui je suis et ce que je veux faire. J’aimerais vraiment avoir des projets un peu plus gros, un peu plus ambitieux. Et surtout, j’aimerais qu’on me confie plus de projets d’identité visuelle globale.

11. Tu peux nous en dire un peu plus sur cette formation ?

Ce ne sont pas que des cours. On a aussi des vidéos en ligne, des appels sous forme de coaching, des exercices, des meetings. Il y a même un groupe Facebook très bien fait avec des modules. C’est vraiment complet !

12. C’est quelque chose que tu regrettes de ne pas avoir fait au début ?

Pas forcément. C’était bien d’avoir pu démarrer en douceur, et de voir quels problèmes pouvaient subvenir lors de la deuxième année. Là, c’était le bon moment. Surtout que j’ai pu faire des économies l’année précédente.

13. Tu n’as donc pas forcément rencontré trop de difficultés au tout début. Penses-tu que le fait d’avoir une ‘’patte’’ étrangère a pu être un avantage sur le marché du graphisme nippon ?

Oui, on me le dit souvent. Certains clients avec qui je n’avais pas l’habitude de travailler avant, comme cette agence avec laquelle j’ai un contrat mensuel désormais, me disent que j’ai des idées qu’un graphiste Japonais n’aurait peut-être pas eues. Quand il faut faire quelque chose de japonisant justement, ils aiment bien avoir le regard d’un étranger sur le Japon.

14. Y-a-t-il une grande différence entre le style japonais et le style ‘’à la Française’’ ?

Je ne sais pas si on peut parler d’un style général, car chaque graphiste a sa touche personnelle, mais c’est surtout au niveau des attentes des clients qu’il y a quelque chose de différent. Par exemple, sur les sites ou les magazines japonais, il y a toujours beaucoup d’informations, c’est très chargé. Alors qu’en France ou à l’étranger globalement, c’est beaucoup plus épuré.

Les références culturelles et les habitudes de consommation sont différentes, mais les catégories de consommateurs également. Il existe certaines habitudes ou réflexes dans la manière de communiquer, et des styles graphiques associés à certains secteurs d’activité. Les saisons et les fêtes tout au long de l’année sont beaucoup utilisées par exemple sur les supports de communication. La mise en forme du texte avec les systèmes d’écritures japonaises et la possibilité d’écrire verticalement obligent aussi à penser la mise en page différemment. Il y a des polices qu’on utilisera pour créer une atmosphère plus traditionnelle par exemple, des palettes de couleurs associées à des ambiances ou à des secteurs d’activité en particulier, des styles issus de traditions plus anciennes.

Parmis ses anciens travaux, on compte les cartes de visite du salon de tatouage Horitaro et du restaurant Kisuke (photos: Judith Cotelle, date inconnue)

5. Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui aimerait démarrer son activité dans le graphisme sur l’archipel ?

Je pense qu’il faut d’abord bien connaître la culture et la langue si on veut travailler avec des clients japonais. Il faut réussir à communiquer avec eux, à recevoir des documents écrits, à faire des réunions, à répondre au téléphone. Pour ça, connaitre la langue, c’est important.

Je reçois d’ailleurs beaucoup de demandes sur mon blog de personnes qui aimeraient devenir graphiste au Japon et qui me demandent si c’est possible. Mais si on n’a aucune connaissance du monde professionnel japonais, je pense que c’est assez compliqué. Connaître un peu les démarches administratives en ce qui concerne le freelance peut aussi être utile avant de commencer. Tout ce qui est relatif à la création d’une entreprise individuelle au Japon par exemple, ou les démarches à faire en ce qui concerne la fiscalité, ce genre de choses.

16. Penses-tu qu’avoir un réseau peut aider ? Que ce soit un réseau de clients ou de personnes dans ton domaine ?

Oui, carrément ! Moi par exemple, l’agence où je travaillais m’avait trouvé par Behance , un site où les créatifs présentent leur portfolio. Ils se sont aperçus que j’habitais à Hiroshima comme eux et qu’on avait des amis en commun. Ils ont ensuite demandé à ces personnes de me rencontrer, et c’est comme ça que ça a démarré.

Je trouve aussi pas mal de clients par réseau d’amis, plus que par réseaux professionnels d’ailleurs. Donc oui, avoir un réseau c’est important. Si on commence sans, on peut toujours mettre son profil sur internet, mais avant que des gens tombent dessus, ça peut être long.

17. Tu as aussi un blog. Penses-tu que ça t’a aidé à créer un réseau justement ?

En réalité, j’ai deux blogs. Un blog sur le Japon et un blog orienté graphisme sur mon site portfolio. Le premier blog m’a apporté toute cette clientèle française qui a un lien avec le Japon. Mais le deuxième, je ne l’entretiens pas encore beaucoup, donc je ne sais pas vraiment s’il y a des retombées par rapport à ça. Je compte d’ailleurs m’y mettre un peu plus sérieusement cette année.

Récemment, Judith a travaillé pour Ginger Syrup et Very hungry Apple (Photos: Judith Cotelle, 2020).

18. Pour terminer cette interview, peux-tu nous glisser un mot sur tes projets actuels ?

En ce moment, je suis en train de terminer un projet autour d’un bouquin d’illustrations pour un client français, sur les onomatopées japonaises. Il y a 100 illustrations réalisées par 100 artistes venant de 35 pays du monde. C’est un projet passionnant !

Ensuite, je travaille sur le packaging d’un chocolat en forme de canard de bain pour un client japonais (rires). J’avais déjà travaillé avec cette chocolaterie l’année dernière.

En parallèle, je réalise aussi sur une brochure pour une maison de retraite qui ressemble à un ryokan. C’est quelque chose de très luxueux ! Ils veulent une brochure dont la couverture sera imprimée à l’imprimante 3D.

Enfin, je vais bientôt commencer la réalisation d’un manuel scolaire pour des professeurs de français sur Tokyo.

19. Des projets futurs ?

J’aimerais beaucoup travailler sur des identités visuelles plus globales. En général, on me demande souvent un logo ou des cartes de visite, mais rarement des choses plus complètes comme lorsque j’étais encore salariée. Des choses où il y a un vrai travail de recherche avec le client, qui me décrit son entreprise, son univers et sa clientèle idéale pour que je lui propose ensuite une idée vraiment adaptée à ses besoins.

J’aime vraiment que le client me raconte son histoire, son projet en détail, et me laisse le traduire et l’interpréter graphiquement. Par exemple, j’ai fait quelque chose comme ça pour un izakaya, pour qui j’ai réalisé le logo, mais aussi les menus, les enseignes intérieure et extérieure, les noren (rideaux fendus qu’on accroche à l’entrée des magasins), les sous-verres, les tabliers des uniformes, les cartes de visite du personnel. C’était beaucoup plus sympa de réfléchir sur un ensemble cohérent que de simplement rendre un logo !

Comme j’aime bien tout ce qui touche à la gastronomie et aux bons alcools, j’aimerais bien aussi recevoir plus de projets autour de ça (rires). Et comme j’adore le saké, pourquoi ne pas faire quelque chose avec les liqueurs japonaises ? Au final, j’aimerais simplement combiner mon travail avec ce que j’aime dans ma vie personnelle.

Entretien réalisé et rédigé par Phébé Leroyer

Contact- Judith Cotelle

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