Autonome s’intéresse aux parcours de nos freelances. On retrace ici leur chemin de vie dans un entretien intime et décousu, où nos membres abordent avec simplicité leurs activités, leurs passions, et les hasards qui les ont menés, peut-être, à travailler en solo sur l’archipel.

Passionnée de jeux-vidéos et de fantasy depuis l’enfance, Jennifer Siclari arrive au Japon en tant que Publishing Manager d’une grosse entreprise de jeux-vidéos. Après plusieurs années passées à ce poste, elle décide de se reconvertir dans l’illustration. Désormais, elle exerce son art, tant sur papier washi que sur tablette graphique, pour notre plus grand plaisir.

1. Peux-tu nous parler rapidement de tes activités et depuis combien de temps tu travailles au Japon ?

Je suis arrivée au Japon en 2013, dans le cadre de mon ancien travail. J’ai effectué une reconversion professionnelle dans l’illustration et j’exerce désormais en tant qu’illustratrice depuis 2015. J’ai également des projets qui ne sont pas rémunérés, dans un cadre plus artistique. Avant la pandémie, je participais à des conventions dans le but de vendre ces œuvres-là.

2. Que faisais-tu avant de te porter sur l’illustration ?

J’étais Publishing Manager. J’ai aidé au lancement du jeu et des opérations associées pour le territoire japonais (marketing, relation presse, eSport, community management, recrutement, etc.) de la grosse boite de jeux-vidéos dans laquelle je travaillais (Riot Games).

3. Du coup, quelles études as-tu faites ?

J’ai un master en marketing, communication, relation presse et formation multimédia. Ensuite, j’ai fait une formation à distance pour devenir illustratrice. J’ai démissionné de mon ancien poste pour plusieurs raisons, notamment car je pensais en avoir fait le tour, après 7 ans dans l’industrie des jeux-vidéos. J’avais vraiment un manque créatif. Ça faisait plusieurs années que je n’avais plus le temps de dessiner et je pensais déjà à me reconvertir depuis quelque temps. Quand je suis arrivée au Japon, j’étais seule et on a mis du temps à embaucher le CEO. Je me suis aperçue que le travail en entreprise japonaise n’était pas forcément un environnement qui me plaisait, donc je me suis dit que c’était le bon moment pour me reconvertir.

J’ai longtemps hésité à rejoindre une école spécialisée, à Kyoto notamment, mais cela coûtait cher et il fallait parler Japonais. Malheureusement, quand je suis arrivée ici, je ne parlais pas bien la langue. J’ai donc décidé d’aller en école de Japonais et faire une formation à distance en parallèle, dans une école française (EDAA- École D’Arts Appliqués à Distance, Nantes).

4. C’était une formation en combien de temps ?

Ce ne sont pas des formations diplômantes, malheureusement. On peut les faire en 3 ans maximum, à son rythme. Il y a différents modules, des serveurs de discussion pour échanger avec les professeurs et les autres élèves. Ce qui est bien, c’est qu’il y a des gens de tout horizon, puisque c’est une formation destinée essentiellement aux adultes en reconversion. Il y avait par exemple, des personnes qui dessinaient depuis longtemps et d’autres qui débutaient complètement.

Une des choses que cette formation m’a le plus apportées, c’est une véritable explosion créatrice, suite à un devoir qu’on devait rendre. Ça a débouché sur un de mes projets qui a le plus marché en convention. Je transformais des animaux lambda en animaux totem. Je voyais ce que je ressentais avec chaque animal et j’essayais de retranscrire cette énergie par le dessin. Je faisais ça sous forme de pochoir que je retravaillais par ordinateur et j’imprimais le tout sur du papier washi.

5. D’où t’est venue cette idée ?

Pour le devoir, nous devions styliser 4 animaux. Comme j’avais déjà fait des pochoirs par le passé, je me suis dit que ça serait intéressant de réutiliser ma connaissance des pochoirs pour travailler sur ça. Tout le monde m’a dit que c’était super et mon conjoint m’a conseillé d’en faire une série. Ça a très bien marché ! La première convention où je les ai montrés, c’était à Design Festa, à Tokyo. Ça a tellement bien marché que le premier soir, je devais imprimer de nouvelles choses pour le lendemain, car je n’en avais plus assez. Ça a fait beaucoup de bien à mon ego (rires). Comme j’ai peu d’expériences comme celle-ci, je la chéris.

6. Comme tu avais déjà des bases de dessin, regrettes-tu d’avoir fait cette formation ?

Pas du tout. Ne serait-ce que pour le projet dont je viens te parler. Cela m’a aussi permis de faire des choses que je n’aurais jamais faites autrement. Par exemple, un des devoirs où j’ai eu une très bonne note, c’était le design d’une boite de croquettes pour chien (rires). J’ai fait un super chien, alors que le sujet ne m’intéressait pas du tout à la base !

La formation m’a aussi montré que c’était important de rester en contact avec ses pairs. Quand on est freelance, d’autant plus quand on est artiste, c’est très facile de rester dans sa bulle et de ne pas échanger. On peut vite se décourager et ça peut rapidement devenir négatif.

7. Cette passion pour le dessin te vient depuis toute petite ?

Tout à fait ! J’ai toujours dessiné. Mes parents aussi dessinaient et mon cousin, de qui je suis très proche, m’a introduite aux jeux-vidéos. Ma passion pour le dessin est aussi venue de tout l’univers graphique dans lequel j’ai grandi. Mon père, lui, aimait beaucoup les jeux de rôle, les figurines. J’ai lu des magazines comme Dragon Magazine ou White Dwarf, où il y avait de bons illustrateurs, tels que Larry Elmore ou Clyde Cadwell, qui étaient les pontes de l’illustration fantasy, à l’époque.

Plus tard, en grandissant, je me suis intéressée aux jeux-vidéos, toujours dans un style fantasy, via des jeux de rôle qui se passaient à l’époque médiévale ou dans un style fantastique. Et quand j’étais ado, j’ai découvert la science-fiction. Là, j’ai vu toutes ces couvertures réalisées par des illustrateurs talentueux, comme pour Conan Le Barbare ou la Saga des livres Dunes, par exemple. J’ai toujours baigné là-dedans et je m’en Isuis nourri. Ça continue de m’inspirer encore aujourd’hui.

8. Justement, quel est ton style désormais ?

J’oscille entre deux styles. J’aime beaucoup le style réaliste, où je peux aller dans les détails, et le style cartoon, avec des proportions plus fantaisistes. Au niveau des techniques, je fais aussi bien du numérique que du traditionnel. Je pense que je ne me spécialiserai jamais, car ces deux médiums se nourrissent l’un et l’autre. En traditionnel, j’aime beaucoup l’aquarelle, avec laquelle je fais des objets en lien comme le japon ou des détails d’architecture, notamment de temples et de sanctuaires. En numérique, par contre, je fais beaucoup de fanart de jeux-vidéos, comme je fais sur Twitch, où je stream plusieurs fois par semaine.

9. Tu es une vraie passionnée. Pourquoi avoir choisi des études de marketing plutôt que de dessin directement ?

Mes parents m’ont toujours dit que le dessin, c’était bien, mais qu’il fallait avoir quelque chose à côté. Comme après le bac, je ne savais pas trop quoi faire, j’ai fait un BTS en communication des entreprises, que mes parents avaient repéré. Mais l’un de mes projets était de travailler dans les jeux-vidéos. Comme à l’époque, je lisais pas mal de magazines sur les jeux, j’étais très intéressée par les pubs qu’il y avait dedans. Du coup, je me suis dit que ce BTS serait un bon moyen d’entrer dans ce milieu.

10. Et le Japon, ça t’a pris comment ? C’était aussi un objectif de départ ?

Mon objectif premier, c’était de rentrer dans le monde des jeux-vidéos. Après, je me suis dit que ça serait bien de travailler dans une boite de jeux-vidéos japonaise. Au lycée, ma meilleure amie m’a introduit aux mangas. Je pense que c’est une porte d’entrée assez commune vers la culture japonaise.

Le premier boulot que j’ai eu, c’était pour un site sur les MMORPG et les jeux en ligne, mais le deuxième, c’était dans la succursale européenne d’une boite de jeux japonaise. Malheureusement, je n’ai pas pu aller au Japon à ce moment-là. Alors quand dans ma dernière expérience professionnelle, on m’a dit qu’on ouvrait quelque chose au Japon, j’ai sauté sur l’occasion. Je me suis dit ‘’Il faut que j’aille au Japon. Je le sens !’’. Et j’ai bien fait, puisque quelques mois après mon arrivée, j’ai rencontré mon mari qui lui aussi est français (rires).

11. Est-ce que cela a été difficile de t’implanter sur le marché de l’illustration au Japon ?

J’ai envie de te dire que je ne suis pas du tout implantée sur le marché japonais (rires). Entre 2015 et 2016, j’avais commencé à participer à des conventions, mais à cette époque, je ne connaissais pas toutes les possibilités qui s’offraient à moi, car je faisais ma formation en même temps. En 2017, ça aurait pu être une année charnière, car ma carrière commençait à décoller. J’ai notamment démarché mon premier gros contrat à Tokyo (L’Occitane en Provence) et on commençait même à me reconnaître en convention. Cela dit, début 2018, je suis tombée enceinte. C’était prévu, mais pas aussi vite (rires). J’étais tout le temps fatiguée. Je travaillais quelques heures et j’allais dormir. Ça a donc mis un gros frein à ma vie professionnelle. Une fois que la petite est née, je n’ai pas pu reprendre comme je le voulais. J’ai commencé à sortir un peu la tête de l’eau début 2020 et là, la pandémie est arrivée ! Donc, non, ça n’a pas été difficile de s’implanter sur le marché japonais, car je n’existe pas (rires).

12. Quelles sont les principales difficultés que tu avais peur de rencontrer en commençant en freelance ?

Au tout début, j’avais un problème de légitimité. Je pense que c’est quelque chose de commun à tous les artistes. C’est le syndrome de l’imposteur. On n’est pas obligé de faire de formation pour être artiste. Après tout ce qui m’est arrivé, j’ai revu ma copie. Je me sentais encore moins légitime d’avoir des clients après deux années où je n’avais pas pu faire grand-chose. J’ai eu l’idée de commencer mon Patreon (NDLR : plateforme où les artistes peuvent recevoir des donations). J’avais aussi un grand besoin de socialiser, donc je me suis mise à Twitch sous les conseils de mon mari. Contrairement à d’autres réseaux sociaux, comme Twitter ou Instagram, où tu es invisible si tu ne paies pas pour être mis en avant, il est possible de se créer une belle communauté. Cela dit, il faut apprendre à être social et à fédérer des gens autour de soi. Or, pour moi, ce n’est pas naturel. Je viens du marketing, on m’a appris à vendre des choses, pas à parler et à faire du community management. La gestion des réseaux sociaux, c’est assez difficile pour moi.

13. Est-ce que le fait d’être étrangère a été un avantage ou un inconvénient ?

Je pense que ça a été un avantage dans mon cas, notamment pour les conventions. Les Japonais sont très curieux de voir des étrangers se lancer dans ce milieu. Si le style que tu as leur plaît, ils vont venir parler avec toi. Ils sont un peu anxieux au début, car ils ne savent pas si tu parles japonais, mais si tu peux dire quelques mots, ils seront ravis. C’est pour cela que c’est important de parler la langue. Pas besoin de connaître le keigo, mais simplement le fait de montrer qu’on fait un effort et qu’on essaie de s’intégrer, apporte beaucoup. A contrario, dans le milieu des jeux-vidéos, le fait d’être étranger et d’être une femme, ça a été l’horreur. Les Japonais ne sont pas habitués à voir des femmes à des postes à responsabilités. Surtout dans ce domaine.

14. Pour rebondir sur ces conventions. Comment les trouves-tu ? Est-ce difficile d’y être invité quand on est étranger ?

Elles sont ouvertes à tous. Tu dois juste louer un stand. Design Festa Tokyo, par exemple, c’est une des plus grosses conventions d’Asie. Il y a trois éditions par année. Pour y participer, il faut s’inscrire et être tiré au sort. Comme c’est un gros événement, il y a une loterie. Une fois sélectionné, on te contacte pour que tu choisisses les dispositions de ton stand (le nombre de mètres carrés, le matériel, l’emplacement, etc.). Par contre, c’est toi qui gères les ventes et toutes les recettes te reviennent. On retrouve d’ailleurs souvent les mêmes personnes. J’ai l’impression qu’une fois que tu as été sélectionné à la ‘’loterie’’, tu es plus facilement tiré au sort les fois suivantes. C’est très bien, du coup, pour se créer une petite communauté.

15. Comment trouves-tu tes clients ? Par ces conventions, justement ?

Les clients que j’ai eus ces dernières années, c’était par le relationnel. Soit par des personnes qui ont présenté mon travail à d’autres, soit par mon mari qui connaissait quelqu’un qui avait besoin d’un illustrateur. Mon contrat avec l’Occitane, par exemple, je l’ai trouvé en répondant à une étude de marché. Je leur ai parlé de ce que je faisais et ça leur a plu. Mais avec la pandémie, c’est devenu plus compliqué de trouver des clients de cette manière. Maintenant, j’utilise des plateformes de recrutement spécialisées pour les freelances. Une en japonais et une destinée à l’international, dont une amie m’avait parlé, car son entreprise était passée par là pour embaucher des designers indépendants.

Dans le futur, j’aimerais aussi contacter des maisons d’édition pour faire des couvertures de livres ou de jeux de plateau. Mon style s’adapterait bien à ça, je pense.

16. Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui veut démarrer dans le milieu de l’illustration au Japon ?

Ce n’est pas forcément sur le milieu de l’illustration, mais en tant qu’indépendante au Japon, je dirais qu’il faut d’abord se renseigner sur les visas. Moi, j’ai eu beaucoup de chance. Quand j’ai fait ma reconversion, j’ai eu un visa étudiant, car j’étudiais le japonais en intensif dans une école de langue. Ensuite, j’ai aidé une amie à monter sa boite, donc elle a sponsorisé mon visa de travail, puis je me suis mariée et j’ai eu le visa ‘’dépendant’’ (NDLR : pour les personnes mariées à un résidant étranger au Japon). Aujourd’hui, on a tous les deux un visa permanent. Mais, si on veut s’installer ici, il ne faut pas arriver la fleur au fusil. Il faut renseigner. Par exemple, pour le visa ‘’artiste’’, il faut justifier d’un certain niveau de revenus, provenant d’un client japonais.

Deuxièmement, il faut apprendre la langue. Je sais que certaines personnes pensent que ce n’est pas nécessaire dans leur métier, mais je trouve que ça ouvre des portes. En tant que freelance, il faut savoir se vendre et si tu ne parles pas Japonais, tu te rajoutes une barrière et c’est dommage. Personnellement, mon contrat avec l’Occitane, c’est grâce à cela que je l’ai eu. À la base, je les ai rencontrés, car je venais de Provence et ils faisaient du benchmarking auprès de Françaises vivant au Japon. Je leur ai dit que j’étais illustratrice et comme je parlais Japonais, on a pu travailler ensemble. Le freelance, c’est du social.

Enfin, il faut s’entourer de professionnels et de pairs qui sont dans la même industrie, ou rejoindre des associations comme FFJ pour avoir du soutien.

17. FFJ t’a-t-elle apporté quelque chose dans tes démarches ou dans les moments difficiles que tu as pu rencontrer ?

Ça apporte un gros soutien moral de savoir qu’on n’est pas seul, que d’autres sont passés par les mêmes choses que nous et ont vécu les mêmes galères. Cela permet également d’avoir des informations, des éléments clé sur la vie en indépendance. Et c’est d’autant plus fort en temps de pandémie, qu’on ne peut plus socialiser comme avant.

FFJ organise des meetings par zoom, par exemple, et fait des ateliers. On a reçu aussi des informations concernant les aides du gouvernement japonais auxquelles les indépendants avaient accès avec des explications traduites. C’était d’une grande aide.

Dans un autre registre, j’ai aussi donné du travail à quelqu’un via FFJ. J’avais reçu une offre à laquelle je ne pouvais pas répondre, donc je l’ai postée sur Slack et elle a trouvé preneur.

18. Pour terminer, peux-tu nous parler de tes projets actuels et futurs ?

J’en ai des tonnes (rires), mais le temps me fait défaut. Déjà, je dois organiser mon travail différemment pour mettre de côté mon travail personnel et me recentrer sur le démarchage de clients. J’aimerais aussi pouvoir dédier 50% de mon temps de travail à Twitch. Si les abonnements suivent et que les gens font des donations, il est possible de gagner un peu d’argent sur la plateforme.

Ensuite, j’aimerais faire plus des commissions, notamment pour des personnes qui jouent aux jeux de plateaux ou aux jeux-vidéos, afin de créer leurs personnages. Il faut également que je continue mon Patreon. Ça va faire deux ans que je le fais, j’ai posté plus de 300 illustrations dessus et je trouve que je commence à tourner en rond.

Enfin, je travaille actuellement sur un projet dont je ne peux pas parler, malheureusement, et pour lequel j’ai 78 illustrations à faire. Lorsqu’une bonne partie sera prête, j’en parlerai sur Twitch avec ma collaboratrice, et on mettra surement en place un kickstarter par la suite. J’ai vraiment hâte de le présenter, car c’est l’un des projets dont je suis le plus fière.

Yokai Ono par Kirin, date inconnue.

Contact- Jennifer Siclari

Site – twitter et instagram @kirinreveuse et Patreon patreon.com/kirinreveuse

Twitch – twitch.tv/kirinreveuse

Mail – kirinreveuse@gmail.com

Tél / Fax – 080-4126-4404


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